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LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI

Titre original : Zhena Chaikovskogo
Pays de production : Russie, France, Suisse
Date de sortie : 15 février 2023
Réalisation : Kirill Serebrennikov
Photo : Vladislav Opelyants
Musique : Daniil Orlov
Casting : Alyona Mikhailova, Odin Lund Biron, Ekaterina Ermishina, Filipp Avdeev, Varvara Shmykova, Vladimir Mishukov, Andrey Burkovskiy

          La Femme de Tchaïkovski affirme dès son titre sa volonté de ne pas se concentrer sur l’une des figures les plus importantes de l’Histoire de Russie, mais bien sur celle qui se trouve dans son ombre, sa femme.
          Comme évoqué dès les cartons introductifs, la femme russe du 19ème siècle n’a pas réellement d’existence propre. Elle n’est qu’une ligne sur les papiers de son mari. Le film aurait pu s’appeler « Antonina Miliukova », mais son amour plus que passionné pour le compositeur la poussera à s’effacer elle-même pour demeurer au yeux de tous Madame Tchaikovski, et ce malgré l’absence de réciprocité.

Antonina

          Dans la Russie du 19ème siècle, Antonina Miliukova, jeune femme aisée et apprentie pianiste, s’éprend du célèbre compositeur Piotr Tchaïkovski. Mais l’amour qu’elle lui porte n’est pas réciproque et la jeune femme est violemment rejetée malgré que l’homme ait consenti à l’épouser. Obstinée et sûre que leur amour est possible, elle est prête à endurer le pire pour rester la femme de Tchaïkovski.

          Plus qu’un film retraçant la passion non réciproque de cette jeune femme et qui lui vaudra bon nombre d’humiliations et de rejets, il s’agit d’une trajectoire teintée d’immobilisme. Car plutôt qu’accepter son sort de femme non désirée, elle reste campée sur ses certitudes jusqu’au bout, rejetant toute idée de séparation, persuadée que l’amour est possible. La trajectoire évoquée plus haut concerne donc celle d’Antonina (incarnée par l’envoûtante Alyona Mikhailova) sombrant dans la folie, résultat de son extrême déni.
          Cette vie d’espoir contrarié est parfaitement mise en scène par Kirill Serebrennikov. Son œuvre, présentée au dernier Festival de Cannes, est jonchée d’ellipses figurant l’obstination de l’épouse honnie. 

Piotr Tchaïkovski

          Car ces ellipses ont la particularité d’être établies sans montage. Au sein de plusieurs plans-séquence ou plans longs, on comprend que quelques jours, semaines voire mois se sont écoulés. 
          Comme lors de ce plan-séquence où Antonina accompagne à la gare son époux, qui part pour une longue tournée européenne. Elle lui fait ses adieux sur le quai et va s’installer après son départ dans le café qui donne sur les voies. De séduisants soldats lui tournent autour et elle ignore leurs avances. Elle finit par quitter l’établissement pour, de nouveau, se rendre sur le quai où des passagers sortent d’un train. On comprend alors que plusieurs semaines se sont écoulées durant ce plan qui n’a subit aucune coupe. 
          Elle n’ouvrira jamais les yeux sur les tentatives de son mari pour s’éloigner d’elle et se bercera de l’illusion d’un destin heureux avec l’homme qu’elle aime. Le temps continue son inlassable écoulement, pourtant rien de change. 

Antonina

          Ce biopic, où rien ne semble réellement chapitré alors qu’il parcourt vingt années de la vie d’Antonina Miliukova, nous plonge dans une forme de paradoxe. En effet, il s’y dégage une grande fluidité alors que l’esprit de son héroïne est à l’arrêt. Il n’y a peut-être que le cinéma pour parvenir à mettre en mouvement l’immobilisme. 
          Ce sentiment d’étrangeté est d’ailleurs accentué par une atmosphère funèbre, enfumée, où l’horizon n’est que rarement visible. Enfermée dans une demeure, elle ne se libère par pour autant en sortant de celle-ci. Un épais brouillard l’entoure, renforçant son repli sur elle-même. 

Antonina Miliukova

          Le long-métrage se révèle alors n’être qu’un cauchemar, où l’amour est inaccessible, où tout nous échappe, où l’on avance même si notre corps est figé, où l’on peut crier mais où l’on restera inaudible. Cela lui donne un accent fantastique, dans lequel Antonina perçoit les fantômes du passé mais aussi ceux de l’avenir. Elle-même devient spectre, hantant un homme qu’elle ne peut approcher, toucher, embrasser, un homme qui l’a progressivement effacée.

         Elle se complait pourtant dans cette situation sentimentale précaire, dans laquelle seules ses rêveries hallucinées lui permettent de s’échapper et d’imaginer un mariage heureux. 
          Parfois de manière assez littérale, comme dans le rêve qu’elle fait avec Piotr et les enfants qu’elle a pourtant abandonnés, ou bien dans la séquence de danse appartenant clairement au registre onirique.
          À d’autres occurrences en revanche, ses projections mentales sont plus subtiles. Un exemple provient d’un des plus beaux plans du film (à gauche ci-dessous) où les époux se font face. Chacun d’eux est devant un miroir qui reflète leur profil, rappelant Le Triomphe de la chasteté de Piero della Francesca (à droite ci-dessous) datant de 1473. 

La Femme de Tchaïkovski
La Femme de Tchaïkovski - Kirill Serebrennikov - 2023
Piero della Francesca - Le Triomphe de la chasteté
Le Triomphe de la chasteté - Piero della Francesca - 1473

          Ce double portrait du peintre italien présente les profils du duc d’Urbino et de son épouse Battista Sforza. Sans résider dans la même toile, ils se font face et se tiennent devant un paysage représentant les terres sur lesquelles ils règnent. Or le teint pâle de la duchesse atténue le contraste entre sa figure et l’arrière-plan, lui donnant presque une allure spectrale au contraire du duc et de son teint bronzé. Cela pourrait faire référence au décès précoce de Battista en 1472 et faire du tableau une œuvre commémorative, d’un mari aimant à sa femme disparue. 
          Dans le film, la symétrie du plan et surtout la présence des miroirs peuvent évoquer ce diptyque et donc la projection que se fait Antonina vis-à-vis de son couple, imaginant son époux la regardant avec amour et respect. La construction du plan est remarquable en ceci qu’elle montre à la fois cette vision fantasmée de la jeune femme et sa confrontation avec la dure réalité et l’homme qui la hait. 

          Ce photogramme seul peut résumer l’ensemble du long-métrage, dans lequel se superposent l’espoir illusoire d’Antonina et une vérité bien plus âpre. Elle erre ainsi dans les magnifiques tableaux réalisés par le cinéaste russe, où les cadres la contraignent autant que sa place de femme dans une société patriarcale violente, faisant peu à peu d’elle une grande figure tragique.

EN BREF

La Femme de Tchaïkovski est un cauchemar éveillé, où l’immobilisme parvient malgré tout à se mouvoir.
Grâce à une mise en scène dans laquelle des idées visuelles folles se retrouvent en chaque plan, Kirill Serebrennikov dresse le portrait d’une femme invisible, fantomatique, dont l’existence est caractérisée par la force de son amour et de son déni, devenant peu à peu une grande figure tragique.

4.5/5

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